Les psychologues qui s’intéressent au comportement des salariés distinguent les motivations externes ou extrinsèques (on fait des efforts pour obtenir une meilleure rémunération, une récompense ) et les motivations internes ou intrinsèques (c’est la satisfaction d’avoir accompli correctement sa tâche, d’avoir réussi un exploit particulier qui amène à faire des efforts ). Google ne néglige pas plus que d’autres les motivations externes, il n’hésite pas à verser des salaires élevés comme en témoignent les voitures de luxe qui encombrent son parking, mais il fait une large confiance à la motivation intrinsèque. Ce faisant, il suit des exemples célèbres, dont celui de Bill Gates qui disait au début de sa carrière : « Aucun grand programmeur ne peut s’asseoir à sa table et se dire : « Je vais me faire du fric » ou « Je vais en vendre des centaines de milliers ». Tout simplement parce que ce genre de réflexion ne vous aide pas à résoudre les problèmes. »
Dans le cas de Google, cette confiance dans la motivation intrinsèque a sans doute été confortée par leur proximité avec le monde Open Source qui repose sur l’engagement de milliers de volontaires qui donnent leur temps pour faire évoluer et perfectionner les logiciels. Encore fallait-il acclimater ce type de motivation au monde de l’entreprise. C’est ce qu’a su faire Google en inventant (ou plutôt en réinventant puisque 3M le pratiquait déjà dans ses centres de recherche) un mécanisme basé sur l’organisation du temps de travail des ingénieurs et des développeurs en deux parties :
– 80 % de leur temps de travail est consacré à la mission qui leur a été confiée et pour laquelle ils sont officiellement payés,
– et 20 % est dédié à des recherches personnelles.
Cette règle a beaucoup fait rêver (tous ceux qui n’ont jamais une minute à eux) et sourire (les managers plus habitués à lutter contre la flânerie de leurs collaborateurs qu’à leur accorder du temps libre). Conçue pour réduire le turn-over d’ingénieurs qui veulent pouvoir développer les idées qu’ils ont acquises dans leur travail, elle est l’une des pièces maîtresses de cette machine à innover qu’est Google. Plutôt que de dire au collaborateur qui a imaginé un nouveau produit : « Ce n’est pas dans nos priorités, tu ne devrais pas te disperser », comme fit la direction d’HP lorsque Steve Wozniak, le futur créateur d’Apple vint lui proposer de construire un ordinateur portable, Google lui dit : « Tu peux y consacrer 20 % de ton temps. » L’ingénieur est, naturellement, libre des thèmes qu’il choisit, mais on devine qu’ils sont presque toujours en rapport avec l’activité principale de l’entreprise.
Tel qu’il fonctionne aujourd’hui ce mécanisme présente plusieurs avantages.
Il attire vers Google de jeunes diplômés qui souhaitent conserver une part d’autonomie (quoi de plus sympathique qu’une entreprise qui s’engage à vous laisser 20 % de votre temps pour développer vos propres projets ?) mais aussi des passionnés qui travaillent dans le monde de l’Open Source et qui souhaitent profiter de cette possibilité pour poursuivre leurs projets (et, éventuellement, le « vendre » chez Google). Exemple de ces passionnés que ces 20 % attirent chez Google : Mike Pinkerton, l’un des principaux développeurs de Camino, que beaucoup considèrent comme le meilleur navigateur pour Mac. Voici ce qu’il disait sur son blog alors qu’il venait d’apprendre qu’il avait été recruté : « Qu’est-ce que cela signifie pour Camino ? La réponse : seulement de bonnes choses. Souvenez-vous que les employés de Google peuvent consacrer 20 % de leur temps à des projets personnels. J’occuperai une partie de ce temps à aider la communauté Mac au sein de Google, mais l’essentiel sera consacré à Camino. C’est vrai, je vais être (indirectement) payé pour le développer. Cela devait m’aider à développer plus rapidement la prochaine version. »
Cette règle n’est pas sans effet sur la productivité : elle incite les ingénieurs à travailler plus rapidement pour pouvoir dégager ces 20 % de temps de création personnelle (sachant, naturellement, que des mécanismes de contrôle de la qualité du travail évitent qu’ils ne le bâclent).
Elle encourage également les contacts avec l’Université puisqu’une partie de ce temps est consacré à des travaux qui aboutissent à des publications dans des revues académiques. Elle favorise l’émergence d’idées nouvelles et, surtout, de produits que l’entreprise peut ensuite intégrer dans son offre (quelques-uns de ses produits les plus originaux en sont issus). En donnant 20 % de leur temps à ses ingénieurs, Google se donne la possibilité de s’approprier les idées, inventions qu’ils auraient autrement gardées pour eux. Ce qu’elle donne d’un côté, elle le récupère de l’autre. On est dans la logique du potlatch, du don contre don qu’a analysé Marcel Mauss ou, plutôt, dans sa variante dite du salaire d’efficience qu’a mise en évidence George Akerlof au début des années 1980. Comme beaucoup d’économistes, ce lauréat du Prix Nobel était surpris de voir les entreprises verser à leurs collaborateurs des salaires supérieurs à leur valeur sur le marché du travail. Si elles se comportent ainsi, ce n’est pas, dit-il, parce qu’elles sont irrationnelles ou ignorantes, mais parce qu’elles savent que les salariés feront des efforts supplémentaires pour les remercier de leur générosité. Le temps que Google donne à ses salariés lui est rendu sous forme d’informations, d’innovations et de contacts.
Cette règle entraîne, enfin, le développement de pratiques originales. Dans les entreprises de services (sociétés de conseil ou d’engineering) on demande aux salariés de remplir des feuilles d’imputation ou de temps (combien d’heures ai-je passé sur tel ou tel projet ?), chez Google, on leur demande aussi, et surtout, de dire en quelques lignes (pas plus de quatre ou cinq) ce à quoi ils ont occupé leur temps la semaine précédente. Ce qui incite tout à la fois à partager ses projets et à avancer : le salarié qui répéterait trop longtemps la même phrase révélerait vite qu’il a des problèmes. Cette règle des 20 % peut, en ce sens, être envisagée comme un mécanisme particulièrement subtil de contrôle de l’activité. Celui qui n’est pas capable de consacrer 20 % de son temps à des activités libres n’est peut-être tout simplement pas à la hauteur !
Ce mécanisme ne tiendrait cependant pas longtemps si l’on n’y ajoutait une autre caractéristique de management de Google : un système de revue des pairs (peer reviews). L’ingénieur qui a développé sur son temps de travail une idée peut donc la proposer à ses collègues. Si elle leur parait pertinente, elle devient un projet financé par l’entreprise. Mais, en se soumettant ainsi à l’opinion des autres, il joue sa réputation, ce qui l’incite tout à la fois à donner la priorité aux idées susceptibles d’intéresser l’entreprise, et à travailler sérieusement à leur réalisation.
© Une Révolution du Management : le modèle Google, MM2 Editions, 2006.
http://www.journaldunet.com/diaporama/0610-livregoogle/3.shtml